Amérique latineEn Colombie, le canyon de la cocaïne et de la guérilla qui menace la paix
Le canyon del Micay cristallise les tensions entre le gouvernement et la dissidence des FARC, au cœur d'une région stratégique pour la production de cocaïne.
De la coca et des guérilleros... Au coeur du Cauca, dans le sud-ouest de la Colombie, l’étroit canyon del Micay cristallise toutes les tensions dans les laborieuses négociations menées depuis octobre entre le gouvernement et la principale faction de la dissidence des FARC.
Bastion de l’«EMC» (Etat-major central), membres des FARC qui n’ont jamais accepté l’accord de paix historique signé en 2016 avec cette guérilla marxiste, le canyon del Micay est aussi l’une des principales zones de production de cocaïne du pays, interdite à l’armée et à tout observateur extérieur, mais où l’AFP a eu un accès exceptionnel.
«Talon d’Achille»
Le vert fluorescent des plantations de coca inonde les parois d’imposantes montagnes plongeant vers la rivière Micay en contrebas. Sous des toits de tôle, des laboratoires de fortune sont installés un peu partout le long des routes en terre où l’on se déplace essentiellement à moto.
Au su et au vu de tous, des paysans y mélangent dans des barils de plastique bleu la précieuse feuille à de l’essence, fabrication locale de la pâte base qui servira ensuite aux narcos à produire la cocaïne pure.
Au hasard d’un virage, deux guérilleros en armes contrôlent les véhicules, vérifient les papiers des occupants et les autorisations de circuler.
L’EMC règne ici en maître. L’immense canyon est le territoire du Front Carlos Patino, l’une des structures réputées les plus dures de la dissidence, et les plus impliquées dans le narcotrafic.
«Le canyon del Micay est devenu comme une obsession pour le gouvernement. A croire que toute la coca colombienne sort d’ici», s’amuse Nelson Enrique Rios, dit «Gafas» (lunettes), le chef politique de ce Front, en charge de l’administration du territoire.
A 51 ans, dont 36 au sein des FARC, cet homme, affable avec les journalistes, le visage rond mangé par d’épaisses lunettes à monture noire, fut par le passé le redouté geôlier de l’otage franco-colombienne Ingrid Betancourt, comme celui de toutes les personnalités de haute valeur kidnappées par l’ex-guérilla dans les années 2000.
«L’option militaire n’est pas la solution pour le gouvernement. Sinon, ce sera la guerre...», souligne «Gafas», en civil mais toujours le pistolet au côté.
Selon la presse, le canyon del Micay s’est révélé être le «talon d’Achille» des négociations qui ne tiennent désormais plus qu’à un fil. Ceci depuis que le président Gustavo Petro, accusant l’EMC d’en avoir profité pour étendre ses «activités criminelles» et fustigeant son chef Ivan Mordisco comme un «trafiquant» digne de «Pablo Escobar», a annoncé la suspension du cessez-le-feu provisoire dans trois départements (dont le Cauca) et promis la reprise de la zone par l’armée.
«Semi-urbaine»
Voie royale pour sortir la cocaïne vers la côte Pacifique, le canyon del Micay est «un far-west connu dès le 19e siècle pour son or dans ses rivières, à l’économie très dynamique», explique Juan Manuel Torres, ex-chercheur de la fondation Pares.
«Les guérillas s’y affrontent depuis des décennies pour le contrôle des champs de coca» plantés dans les années 80/90, et les habitants, dont beaucoup d’Afro-Colombiens, «sont habitués à ne compter que sur eux-mêmes».
Implanté depuis 2020, le Front Carlo Patino a consolidé son pouvoir sur ces montagnes d’une poigne de fer, assassinant un grand nombre de leaders locaux, remodelant une société civile à sa botte tout en imposant impôt et règles. «Les communautés sont les véritables victimes de cette violence», selon Juana Cabezas, chercheure pour le groupe de réflexion Indepaz.
«Dans le canyon, il y a l’or et la coca», répond en toute simplicité «Gafas». «Nos sources de financement sont l’impôt sur la coca, les narcos viennent acheter la drogue ici. Et il y a l’impôt sur l’or».
«Nous ne faisons plus de rétentions (kidnappings)», assure-t-il. «Ici les gens vivent bien. Pas de crime ou de vice». Mais, le moindre écart est immédiatement puni, reconnait-il. Par des «travaux communautaires» pour les petits délits, «d’une balle de 9 mm» pour les crimes les plus graves.
A côté des guérilleros en uniforme déployés dans la jungle, des «miliciens» en civils oeuvrent dans les petits centres urbains. «Après des années de jungle, nous sommes désormais une guérilla semi-urbaine».
«Nous vivons avec les villageois. Nous avons les armes, mais c’est le peuple, via les JAC (Conseil d’action communal), qui décide», affirme-t-il.
«Nous avons appuyé la construction de routes, de ponts... Les communautés se sentent soutenues», s’enhardit le guérillero.
Bordels et glyphosate
La population semble s’accommoder de cette présence, ou collaborant étroitement pour certains habitants.
«Le Front Patino est l’autorité dans le canyon. Il donne les orientations. Et nous aide pour certains projets», commente Adriana Rivera, 44 ans, secrétaire de la JAC de San Juan del Micay.
Ce début de semaine, c’est «carnaval» sur la place centrale du village, avec combats de coq, sono étourdissante par «DJ Schtroumpf» et alcool à gogo pendant quatre jours non-stop.
Un répit bienvenu dans le quotidien de dur labeur des cocaleiros (ramasseurs de coca) qui dansent dans la boue, leurs bottes de caoutchouc aux pieds, et s’étourdissent au bras des prostituées.
Autour de la place, ce sont surtout des discothèques, hôtels de passe, petits restos et quincailleries où s’entassent glyphosate et autres poisons désherbants pour la coca.
Ce jour-là on fête aussi l’inauguration d’un centre de santé et la livraison d’une ambulance, financés conjointement par les communautés et le Front Carlos Patino.
«C’est un rêve devenu réalité», se réjouit Mme Rivera, assurant que cette «région est depuis toujours totalement abandonnée par l’Etat. Tout ce que nous avons ici, écoles, routes... ce sont les paysans qui l’ont construit eux-mêmes».
Cette inauguration a suscité la polémique à Bogota, le gouvernement embarrassé y voyant un «coup porté aux institutions».
Le projet emblématique dans la vallée est la route de terre menant au village de Salto, où la rivière Micay devient navigable, qui ouvrirait complètement la voie vers le Pacifique. Et serait la première route du Cauca vers l’océan. «Il nous reste deux kilomètres à vol d’oiseau à construire», révèle «Gafas».
«Papier hygiénique»
Le fait marquant de ces derniers mois dans le canyon est la baisse du prix de la pâte base de coca, de près de 30%, alors que cette économie irrigue toute la vallée.
«C’est dur en ce moment. Tout ce que nous avons ici vient de la coca. L’or ne peut pas remplacer» ce manque à gagner, confie Mme Rivera.
Le plan pilote de la nouvelle politique du président Petro contre la drogue, avec cultures de substitution, doit être mis en place à terme dans la vallée.
«Sur quelle ressource pourrons-nous compter?" s’inquiète la responsable de la JAC, qui admet à demi-mot que la présence de l’EMC, c’est l’assurance pour les communautés de continuer à vivre avec la coca.
«L’entrée de l’armée, ce serait la fin de la coca. Ce serait aussi l’arrivée de la délinquance et du vice», assure le commandant «Gafas», pour qui de toute façon «les communautés ne laisseront pas entrer les militaires» dans le canyon.
Même si la trêve est désormais «plus morte que vivante», les discussions doivent reprendre début avril.
L’accord de 2016 n’a été au final «qu’un gros livre jamais appliqué et jeté du jour au lendemain comme du papier hygiénique», soutient le patron politique du Front Patino.
«Mais ces négociations, je les aime! Chaque point décidé est mis en oeuvre, avant de passer au point suivant. Il n’y a pas d’autre moyen de négocier», assène-t-il, évoquant «une discussion d’égal à égal».
«Sans les armes, nous ne sommes rien. Ce sera la dernière chose que nous abandonnerons», lance le guérillero.
«L’illusion qu’ont les gens c’est que la guerre se termine», souffle de son côté Rigoberto Gomez, un habitant de 57 ans de la ville d’El Plateado.