«Il voulait acheter une corde»: la détresse des paysans

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France«Il voulait acheter une corde»: la détresse des paysans

En Bourgogne, les difficultés des agriculteurs explosent. Travailleurs sociaux et paysans témoignent.

La mortalité par suicide des agriculteurs est supérieure de 30,9% aux autres actifs.

La mortalité par suicide des agriculteurs est supérieure de 30,9% aux autres actifs.

AFP

Suicides, endettement massif, violences: en Bourgogne, l’une des régions les plus rurales de France, les bénévoles et travailleurs sociaux venant en aide aux paysans témoignent d’une «explosion de la détresse agricole», aux échos souvent silencieux.

«Parfois, c’est affreux». Gabriel Laloux, bénévole à l’association d’entraide Solidarité Paysans (SP), se souvient par exemple de cette «veuve seule avec sa fille handicapée». «Elle avait tout laissé depuis trois ans. Elle n’ouvrait même plus le courrier. Une fuite d’eau coulait depuis des années...», raconte ce fils d’agriculteurs de 67 ans.

«Tout laissé»: comme cet agriculteur qui, lui non plus, «n’ouvrait plus le courrier et ne savait même pas qu’on avait prononcé sa liquidation», se remémore Philippe Lapray, médecin à la retraite et également bénévole chez SP.

«Il l’a compris quand il est allé faire des achats pour ses enfants: sa carte a été refusée. Il disait qu’il n’avait plus qu’une chose à faire: acheter une corde». Philippe Lapray se dit alors que «le suicide ne s’annonce pas». «Mais ce n’est pas toujours le cas».

Le paysan en question, pris en main, n’est pas passé à l’acte. Mais en France, un agriculteur se tue tous les deux jours, selon une étude sur ce sujet, réalisée en 2017 par Santé publique France.

«Je ferais mieux de disparaître»

Selon les derniers relevés du Système national des données de santé (SNDS), valable pour la période 2017-2021, la mortalité par suicide des agriculteurs est supérieure de 30,9% aux autres actifs.

«Oui, il y a des tendances suicidaires», confirme Philippe Lapray. «Quand on leur demande comment ça va, ils répondent: ça fait 20 ans que je ne dors pas... Je prends des comprimés... Un paysan m’a dit: je ferais mieux de disparaître».

«Vous êtes sûr que vous irez mieux après?, je lui ai répondu».

Philippe Lapray n’est jamais arrivé «trop tard» sur une ferme. Les suicides connus en Bourgogne – il n’existe pas de chiffres à ce sujet – ont touché des paysans qui n’étaient pas accompagnés par les nombreux intervenants du mal-être agricole: les associations, les services d’accompagnement des Chambres d’agriculture et la Mutualité sociale agricole (MSA, la sécurité sociale des paysans), qui offre des aides multiples, notamment un suivi psychologique.

Repérage difficile

«Les suicides, on ne les sait pas», lâche Céline Rathier, éleveuse devenue «sentinelle» de la MSA. Les «sentinelles», vigies du monde agricole, sont des actifs ou retraités chargés d’alerter les services compétents s’ils repèrent de premiers signaux qui pourraient mener à des suicides.

«Dans ma commune voisine, un agriculteur s’est suicidé. Je ne savais pas qu’il avait un problème. Je me suis dis: t’as loupé. Mais comment j’aurais pu savoir?», dit-elle, impuissante.

Le travail de repérage est d’autant plus difficile que l’agriculteur a tendance à faire «la politique de l’autruche», reconnaît une travailleuse sociale de la MSA sous couvert d’anonymat. «Ca va passer, ils disent toujours».

Céline Rathier dit être devenue «sentinelle», poussée par le cas de cet ami qui, un soir, lui avait envoyé une photo, «le canon du fusil sous le menton».

«On a débarqué chez lui. Il avait reposé le fusil. Il était tout tremblant». L’ami n’était pas agriculteur mais le besoin est alors né chez l’éleveuse de vouloir «sauver des gens».

Solitude

C’est ce qu’elle a fait «une fois» depuis un an qu’elle est «sentinelle». Un salarié agricole qu’elle employait occasionnellement «était de plus en plus noir», se souvient-elle. «Et il me dit: heureusement que t’es là, sinon, il y a longtemps que j’aurais passé l’arme à gauche».

«Je lui ai demandé si je pouvais le référer (aux services d’aide de la MSA, ndlr). Il m’a dit oui. Maintenant, il est suivi».

«Il était seul», résume Mme Rathier pour expliquer ses tendances suicidaires.

La solitude, c’est aussi ce que pointe la travailleuse sociale de la MSA. «Avec la baisse du nombre d’exploitations, le voisin est parti en retraite et on se retrouve souvent seul avec ses vaches. Il n’y a plus d’échanges, plus de relationnel et plus d’entraide», dit-elle.

Sans aller jusqu’au suicide, la violence, quand elle n’est pas tournée sur soi, se dirige vers l’autre.

«Il disait avoir sept balles: une pour le président de la coopérative, de la Fédération, de ...», raconte Jean Duclaux, l’unique salarié de Solidarité Paysans en Bourgogne.

Et cette «détresse agricole» connaît «une véritable explosion», avertit Marc Grozellier, président de SP en Bourgogne.

Beaucoup de dépressions

Selon une étude publiée en 2019 par Santé publique France, la dépression touche 13,6% des hommes et 19,1% des femmes exploitants agricoles, contre 6,4% des hommes et 13% des femmes selon la moyenne nationale.

En Bourgogne, de 2021 à 2023, le nombre de dossiers suivis par les 40 bénévoles de SP a presque doublé (de 39 à 74), en raison principalement de l’endettement massif dont souffrent les campagnes, soulignent les aidants.

«Je ne savais pas que c’était à ce point-là», souligne Jean Duclaux, pourtant fils d’un agriculteur qui a eu, lui aussi, son lot de difficultés. Ca peut atteindre le million!»

«Il y a tellement de problèmes d’argent que, parfois, on a du mal à demander les 20 euros de cotisation» à Solidarité Paysans, seule contribution réclamée par l’association lors d’une intervention, résume Gabriel Laloux.

«Un cas m’a réveillé plusieurs nuits», témoigne Thierry Mijieux, également bénévole aidant. «Une famille ne pouvait plus payer le loyer de son logement. Ils vivaient donc dans une caravane avec les enfants. Ils étaient interdits de chéquier. Le propriétaire réclamait les loyers des terres en fermage. Et, à notre premier rendez-vous, le courant a été coupé. Ils n’avaient pas payé. Ca fait mal aux tripes».

L’exploitation a été liquidée et, aujourd’hui, l’ancien agriculteur est devenu cantonnier.

«On ne peut pas sauver tout le monde», reconnaît Jean Duclaux. «Parfois, on n’y arrive pas».

(afp)

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