Les manifs des agriculteurs font la joie des complotistes

Qu’ils soient simples citoyens, influenceurs, responsables politiques, et souvent pro-russes, les adeptes de théories complotistes s’enthousiasment pour les manifestations d’agriculteurs en France et en Europe, y voyant un symbole parfait de leur «combat» contre les élites et l’écologie.

Sur les réseaux sociaux et dans certains médias, «les agriculteurs sont utilisés par ces acteurs idéologiques, politiques et influenceurs pour faire passer leurs messages», explique à l’AFP Jean-Yves Dormagen, professeur de sciences politiques et président du laboratoire d’étude de l’opinion Cluster17.

«Ces manifestations sont un levier intéressant pour eux, car l’agriculture évoque la terre, les racines, notre culture, le «vrai Français» opprimé par les élites déconnectées, mondialistes, la technocratie bruxelloise», qu’ils dénoncent déjà régulièrement, ajoute-t-il.

Des idées qui convergent aussi avec celles portées par les mouvements identitaires et les partis d’extrême droite, dont des responsables politiques ont apporté un net soutien aux agriculteurs, à quelques mois des élections européennes.

Tout en fustigeant médias et politiques, des comptes qui relayent déjà d’ordinaire des publications conspirationnistes décelées par des médias de vérification, dont l’AFP Factuel, louent avec un vocabulaire qui leur est propre ce «peuple» qui se soulève contre les prix du carburant, la concurrence ukrainienne, les contraintes européennes.

On les retrouve de la Suède à l’Italie, en passant par l’Allemagne, la Suisse ou la France. Très actif pendant la crise du Covid, l’influenceur Silvano Trotta vilipende les «mensonges» des médias en affirmant, à tort, qu’ils «ne parlent pas» des manifestations. Le président des Patriotes, l'ex Front national Florian Philippot, dénonce «l’escrologie mondialiste qui veut la mort» des «professions qui en ont ras-le-bol».

Des publications relayant dans plusieurs pays des images détournées circulent aussi. Comme la vidéo d’un général allemand annonçant la soi-disant mobilisation de l’armée allemande pour réprimer les manifestations, alors qu’il s’agissait d’un exercice antiterroriste datant de 2021. Ou celle prétendant montrer des chars de la Bundeswehr en route vers Berlin mi-janvier; quand les images montraient en réalité un défilé en Roumanie pour la fête nationale le 1ᵉʳ décembre 2023.

Aux Pays-Bas, où le «Mouvement agriculteur–citoyen» (BBB) a fait une entrée en force au Sénat en mars 2023 après des mois de contestation du «plan azote» du gouvernement, plusieurs centaines de personnes s’étaient rassemblées à Amsterdam le 23 juillet 2022 pour soutenir les agriculteurs à l’appel d’un groupe connu pour s’être mobilisé contre les mesures anti-Covid pendant la pandémie. Les agriculteurs néerlandais ont aussi reçu en 2022 un soutien de poids, celui de l’ex-président américain Donald Trump, relais régulier de théories conspirationnistes.

Les manifestations d’agriculteurs en Europe ne sont pas nouvelles, mais les cercles complotistes, à l’affût de sujets clivants, s’en emparent cette fois largement au moment où les points de vue dans les sociétés se polarisent. Avec la fin de la pandémie de Covid qui a quelque peu asséché leurs narratifs (même si des noyaux durs de militants antivaccins restent très actifs), ils trouvent aussi des passerelles entre la contestation du dérèglement climatique, leur nouvelle bataille, et l’agriculture, déstabilisée par des injonctions à agir davantage en faveur de l’environnement.

Sur un échantillon de 200 comptes ayant déjà porté des discours climatosceptiques sur X, «l’essentiel a relayé la mobilisation des agriculteurs et le hashtag #Agriculteursencolere», relève Justin Poncet, fondateur d’Opsci, institut d’études spécialisé dans la collecte et l’analyse de données issues de conversations en ligne.

Le mouvement semble aussi être du pain bénit pour des acteurs extérieurs comme la Russie cherchant à déstabiliser les pays européens en pleine guerre en Ukraine, qui se joue aussi sur le terrain de la désinformation. «Il est évident que des acteurs extérieurs ont toujours intérêt à souffler sur les braises lorsqu’elles existent», relève Justin Poncet.

Sur X tout particulièrement, «des coalitions de fait» peuvent ainsi se créer entre acteurs extérieurs prorusses insistant sur un sujet inflammable et clivant, personnalités aux intérêts politiques locaux, internautes lambda, créant ainsi «un effet de masse», explique-t-il.

Relayés massivement, des hashtags sont montés en puissance, avec des déclinaisons par pays: les #Bauernprotest ou #Bauernproteste, pendants allemands du hashtag français Agriculteursencolere, sont ainsi largement relayés par des comptes antivax et/ou prorusses.