CommentaireExportation d'armes et bonne conscience de la Suisse
Deux ans seulement après avoir réduit le pouvoir du Conseil fédéral, le Parlement veut rouvrir les vannes.
- par
- Eric Felley
Après le Conseil des États en septembre, le Conseil national a accepté ce lundi de modifier la loi sur le matériel de guerre pour redonner du pouvoir au Conseil fédéral en matière d'exportations d'armes. L'argument est de redonner de la marge au gouvernement, si «la sauvegarde des intérêts du pays en matière de politique extérieure ou intérieure l'exige». Autrement dit, c'est assez vague pour justifier beaucoup de choses.
L'exportation du matériel de guerre par la Suisse est un sujet qui divise depuis longtemps la Berne fédérale. Entre intérêts économiques, respect de la neutralité et engagement humanitaire, le point d'équilibre est difficile à trouver. Le conseiller fédéral Didier Burkhalter avait démissionné en 2017, en partie parce qu'il n'était plus en phase avec ses collègues sur les exportations d'armes dans les zones de conflits: «J'estime qu'il faut être très clair et les refuser», tranchait-il, en particulier pour l'Arabie Saoudite.
Initiative et contre-projet
En juin 2019, était déposée à Berne l'initiative populaire «contre les exportations d’armes dans les pays en guerre civile», signées par 134'000 personnes. Elle stipule que les autorisations d’exportation d’armes ne soient plus réglées par voie d’ordonnance du Conseil fédéral, mais contrôlées par le Parlement.
L'initiative a fait l'objet d'un contre-projet indirect, qui a été traité par les deux Chambres entre 2020 et 2021. Finalement, en juin 2021, la disposition prévoyant un droit de dérogation pour le Conseil fédéral a été rejetée au Conseil des États par 22 voix contre 20. Au Conseil national, par 96 voix contre 91.
Retrait de l'initiative
Ces votes étaient très serrés, mais la nouvelle loi était sous toit à la satisfaction des initiants, qui ont retiré leur initiative en septembre 2021. La nouvelle loi est entrée en vigueur en mai 2022. Mais, un mois avant, la Russie avait envahi l'Ukraine avec les conséquences que l'on sait sur les esprits. Au Parlement, le débat s'est dès lors focalisé sur les questions militaires et la réexportation d'armes vers l'Ukraine ou ailleurs.
Profitant de la situation, sous la pression des milieux de l'industrie de l'armement, la Commission de sécurité des États a proposé cette année de revenir en arrière avec la loi sur le matériel de guerre. Les mentalités ont rapidement évolué et la bonne conscience a changé de camp. Le groupe du Centre, surtout, a changé son fusil d'épaule sur ces questions. Une nouvelle majorité bourgeoise veut défendre une libéralisation des exportations d'armes.
Trahison
Deux ans seulement après avoir retiré leur initiative, les initiants peuvent à juste titre se sentir trahi par le revirement du Parlement sur le point central du compromis trouvé en 2021. Certes, les guerres en Ukraine ou dans la bande de Gaza ont cruellement rappelé la réalité militaire de notre époque. Mais est-ce bien une raison pour changer si vite la loi ?
Le Groupe pour une Suisse sans Armée (GSsA) a annoncé qu'il allait lancer un référendum si le Conseil fédéral et le Parlement poursuivaient dans cette voie: «Cette modification ouvre la porte aux exportations d’armes vers des États qui violent gravement et systématiquement les droits humains, note-t-il. En font partie l’Arabie saoudite et les États du Golfe en tant que plus grands débouchés pour les biens d’armement, la Turquie ou encore la Chine».
La motion ayant été acceptée par les deux chambres, le Conseil fédéral va devoir revenir devant le Parlement avec un projet de modification de loi. Le débat ne fait que commencer. Ou plutôt recommencer...