InterviewIsabelle Adjani: «Avec cet album, je voulais m'éloigner de Pull marine»
L'actrice a sorti son deuxième disque, «Adjani, bande originale», quarante ans après son projet avec Gainsbourg. Confidences.
- par
- Fabio Dell'Anna
Isabelle Adjani se fait rare dans la presse. Pourtant, elle multiplie les projets. On peut la voir actuellement aux côtés de Mélanie Laurent dans «Voleuses», le long métrage est n°1 dans le top streaming Netflix des films non anglophones. Elle prête sa voix à la reine Amaya dans le Disney «Wish, Asha et la bonne étoile», dont la sortie est prévue le 29 novembre. L'icône française nous parle d'un retour sur les planches en 2024 et, surtout, de la sortie de son deuxième album.
Le 10 novembre, elle a en effet publié «Adjani, bande originale», sur lequel on retrouve, aux manettes, Pascal Obispo. Quarante ans après son projet avec Serge Gainsbourg, l'actrice qui a gagné cinq César, s'est à nouveau entourée essentiellement d'hommes. On retrouve des duos avec Benjamin Biolay, Christophe, Akehnaton ou encore Etienne Daho. Son premier single, «Les courants d'air», est une folie poétique qu'elle partage avec Gaëtan Roussel.
Cette aventure avait commencé en 2006, pour finalement reprendre en 2021, et le résultat est déroutant. La comédienne ne tire pas sur sa voix, mais elle interprète chaque parole sur une musique étonnante, à des années-lumière de ce qu'elle a pu nous montrer. Isabelle Adjani nous raconte ce voyage en exclusivité.
Quel était votre état d'esprit lors de la création de cet album?
J’ai rencontré Pascal Obispo dans les années 2000, pour le Sidaction. J’avais accepté un duo avec lui dans l’émission télé à sa demande. Il y a eu deux étapes principales dans le processus de création de cet album. Il n’était alors pas du tout question de duos.
Est-il vrai que vous lui disiez: «Je suis déprimée, je viens chanter»?
C’est tout à fait vrai! C’était une période de ma vie, comment dire… Vraiment difficile. Et nous étions tous les deux dans le même état, un peu cassés, sonnés. Nos mélancolies se sont rencontrées. Au départ, je ne me rendais dans son studio le soir que pour me sentir mieux. C'étaient des petits sas d’insouciance, comme hors du temps. Des amis de Pascal passaient dans son studio à Suresnes pendant que je faisais des prises de voix. C’était léger et insouciant. Et au bout de quelques chansons enregistrées, il m’a dit: «En fait, ça serait bien d’envisager un album.» Puis l’idée d’un featuring avec Youssou Ndour a jailli. Et peu à peu Pascal s’est mis à envisager et à contacter d’autres interprètes français et anglo-saxons.
Dès le début, on est dérouté par les sonorités electro qui sont omniprésentes de loin ou de près sur le disque.
Je ne voulais pas faire un album de «variétés», Pascal Obispo non plus. L’electro a apporté une sublimation de la dimension orchestrale déjà présente grâce aux cordes. Cette texture a créé un espace sonore plus vaste et l’idée sous-jacente était de faire un clin d’œil à Massive Attack, dont nous sommes de grands fans. Mais j’ai beaucoup d’admiration pour cette petite génie de l’electro qu’est Cécile Delaurentis, qui après des années d’immobilisation du projet, est arrivée pour magnifier, déstructurer et amplifier les arrangements.
Que vouliez-vous éviter sur cet album?
L’idée n’était pas de créer une suite à «Pull Marine», mais au contraire de s’en éloigner. Gainsbourg, c’est Gainsbourg. Nous ne voulions pas risquer de frôler la moindre comparaison. Même si nous n’avons pas résisté à l’envie de faire un exercice d’admiration avec Benjamin Biolay sur le duo «Il ne manque plus que tu me manques», écrit par Pierre-Dominique Burgaud. On a cherché à créer quelque chose qui puisse échapper à la norme, quelque chose de poétique parfois, et même d’elfique. Ma voix proche de l’évanescence flirte avec le spectral. De toute façon, le maitre mot était: pas de contrainte. Et c’est d’ailleurs, je crois, cette différence qui a séduit mes partenaires chanteurs, pour la plupart tous musiciens. Nous n’envisageons pas ce disque comme un album que l’on commercialise et dont on fait la promotion, même si on fait ce travail avec Warner. C’est presque un anti-produit.
Vous arrivez à mettre des images sur des sons. Ce côté cinématographique est voulu?
Nous nous sommes lancés dans une sorte d’expérience à l’échelle d’une vie! Créer en effet, un format continu, comme un film sans images. C’est pour ça que chaque titre est à sa place dans un ordre bien précis, suivant le schéma de la bande-originale d’une vie amoureuse, avec un fil narratif logique: rencontre – amour/passion – difficultés/doutes/regrets/départs – solitude. C’est un album au sens premier du terme. Un album de famille, d’amants imaginaires ou d’amants bien réels incarnés par les interprètes masculins. L’album des 12 heures de la vie, comme Stefan Zweig avec «Vingt-quatre heures de la vie d'une femme».
Vous partagez des duos avec de grands artistes de la chanson française, dont Christophe sur le titre «Où tu ne m'attendais pas». Que pouvez-vous nous dire de cette collaboration?
Notre désir était de réunir des artistes de styles et d’horizons différents. Des personnalités vocales inoubliables. Le duo avec Christophe tient une place toute particulière pour moi parce que sa voix arrive en déchirant la mélodie après ma propre partition et ça me bouleverse. C’est comme entendre la prière d’un revenant qui s’adresse à celle qui chante sa douleur de se retrouver sans lui. La dimension prophétique de sa participation me trouble tant. Et puis Christophe adorait les actrices. J’étais déjà passée chez lui en nocturne pour poser ma voix sur «Wo Wo Wo Wo». Et ce duo, «Où tu ne m’attendais pas», est une façon de me rattraper de cette timidité qui m’avait envahie lorsqu’il m’avait à nouveau invitée à chanter, cette fois sur son dernier album. Trop impressionnée, j’avais cédé ma place à Laetita Casta (ndlr.: sur le morceau «Daisy»).
Votre titre «Seule» en duo avec Akhenaton met en avant certains points négatifs de la notoriété. Est-ce autobiographique?
«Seule», c’est d’abord une chanson que le dieu de l’Olympe, Johnny Hallyday, avait interprétée dans son album sorti en 1998, «Ce que je sais», et que j’ai reprise au féminin. Akhenaton chante une deuxième partie du titre avec ses propres mots, une invocation puissante, terrible, qui exprime effectivement tout le malentendu qu’il peut y avoir autour de l’exposition publique, surtout pour un transfuge de classe. L’isolement paradoxal que fait vivre la mise en lumière, la célébrité, est parfois tragique, définitif. Ça ne finit pas toujours bien. C’est pourquoi, il m’est arrivé de me retirer à certains moments de ma carrière. En grande partie pour fuir ce risque. Je me suis crue à l’abri, mais je me sentais menacée néanmoins, car de mon côté, la célébrité était devenue un envahisseur, elle occupait une grande partie ma vie. Et alors, comment faire au-delà du symptôme? Parce que du côté de ceux qui attendaient de moi que je continue à exister pour faire exister leur désir de me voir et de me revoir, ça peut devenir un dialogue de sourd. Quelque chose d’irréconciliable. Comme je le dis dans la chanson, on peut être là pour les uns et les autres, être entourée par autant d’amis qui n’en sont pas vraiment, et pourtant se sentir seule... Comme pour Johnny, dont beaucoup de textes écrits ont un accent autobiographique.
Vous avez dit à plusieurs reprises que vous vous placez «très loin de celles et ceux que vous aimez dans la musique». Pourquoi?
Je suis une «actrice amoureuse des voix» qui chante, pas une chanteuse. Cette précision est importante pour moi. J’ai trop de respect et d’admiration pour les artistes qui ont le courage de livrer leur voix avec toute la magie, mais aussi la vulnérabilité et l’inconstance qu’elle porte en elle. Chanter, c’est être nu et c’est accepter d’être parfois «trahi par sa voix».
Saviez-vous que Jane Birkin avait aimé la mélodie de «Pull marine», mais Gainsbourg avait refusé de la lui donner, car il vous l'avait promise?
Gainsbourg m’avait proposé des textes qui étaient pour Jane. J’essaie d’être plutôt «réglo» dans la vie en général, alors j’ai dit non. Jane était sa muse et pour moi, comme pour tous ceux qui l’ont aimée et qui l’aimeront toujours. Je vivais avec elle depuis l’adolescence une «divine idylle», en secret, un saphisme platonique, si vous voulez. Concernant «Pull marine», que nous avons écrit ensemble, c’est surtout la personnalité de Serge qui m’a attirée de façon magnétique, hypnotique. Le sentiment qu’on a auprès d’un poète peut-être, rencontrer Rimbaud, ça ne doit pas être loin.
Vous allez interpréter la reine Amaya dans le prochain Disney «Wish, Asha et la bonne étoile». Qu'est-ce qui vous a convaincue?
Disney, c’est pour moi, mes meilleurs souvenirs d’enfance: ceux passés avec mes parents le dimanche au cinéma. Le premier film que j’ai vu en famille dans une grande salle était à la place de Clichy à Paris. C'était «Blanche Neige». Avec «Wish», Disney offre un très joli message, celui de croire en ses rêves. Le film emmène les spectateurs dans un royaume de soleil, imaginaire et féerique, où tous les souhaits peuvent littéralement s’exaucer. Je double le personnage de la Reine Amaya qui prend sous son aile Asha, cette jeune fille de 17 ans, pour combattre la tyrannie du roi Magnifico devenu fou (ndlr.: doublé par Lambert Wilson) et en se ralliant à son peuple martyrisé. Après un personnage de méchante dans «Raiponce», me voilà reine de cœur dans «Wish».
Quels sont les projets dont vous vous réjouissez?
L'an prochain, le projet sur Suzanne Valadon va enfin être tourné, il sera réalisé par Olivier Dahan. D’autre part, il est probable que je vienne en Suisse, et j’en suis ravie, pour donner quelques représentations d’une théâtralisation de «La fin du courage» de Cynthia Fleury. Cette fois, le texte sera mis en scène alors que j’en avais donné des lectures bénévoles à la fin du confinement. Nous allons, dans l’année 2024, l’emmener dans de nombreux pays francophones et francophiles. J’aime l’idée d’être l’ambassadrice à l’étranger de la pensée philosophique française de Cynthia Fleury, c’est comme ça aussi que je conçois mon rôle de citoyenne.